Isekai et littérature occidentale
Posted By /*php the_author_posts_link(); */?>Svet Mori le 20 janvier 2019
Ces derniers temps, sur mon Twitter, ça parle beaucoup d’isekai. Si vous ne savez pas ce que c’est, ce mot désigne simplement les histoires dont le héros se retrouve dans un monde qui n’est pas le sien.
Deux camps s’affrontent au sujet de l’isekai : ceux qui considèrent que « c’est de la merde », et les autres. Selon votre interlocuteur, l’isekai serait donc un genre comme un autre, un incontournable, ou bien au contraire de la chiasse littéraire. Il faut aussi savoir que la plupart des isekai connus sont des light novels, des romans conçus pour être faciles à lire et parsemés de quelques illustrations.
En France, les éditeurs les font vendre au rayon young adult – ce qui explique pourquoi sauf miracle, on aura pas FLESH&BLOOD (un jeune homme spécialiste de la piraterie faisant un bond dans le passé, le tout sur fond de romances MxM, scènes explicites incluses). Bref, pour en revenir au sujet, les isekai sont qualitativement plus souvent comparés à des romans de gare qu’à de la grande littérature. De quoi donner du grain à moudre aux détracteurs ?
Personnellement, je pense surtout que dans l’isekai comme n’importe quel autre genre, on trouve de tout, du bon et du moins bon, et qu’il est plus pertinent de juger des œuvres individuellement plutôt que l’isekai dans son ensemble. Dire de l’isekai que « c’est de la merde », c’est comme dire la même chose du space-opera, du steampunk ou des polars nordiques.
Le but de cet article est surtout de rebondir sur un argument que j’ai vu passer maintes et maintes fois : la répétitivité du concept, à savoir celui du héros transporté dans un autre monde, que celui-ci soit parallèle ou virtuel. Petit florilège : « c’est pas original », « c’est toujours la même chose », « c’est faible sur le plan scénaristique », « c’est une solution de facilité » ici, « c’est sous-exploité » là, « ça brosse dans le sens du poil le public visé en mal d’évasion en lui offrant sur un plateau un héros auquel il puisse facilement s’identifier et à qui il arrive des trucs cools »… La popularité du genre et le recyclage qui y sévit sont tels >qu’un certain concours d’écriture au Japon a purement et simplement banni l’isekai<.
Mais pourquoi a-t-on autant l’impression que cette ficelle est usée jusqu’à la corde, alors même que l’émergence de la fantasy « à l’occidentale » au Japon comme des light novel dans nos contrées (bien que des licences comme .hack aient préparé le terrain depuis une bonne vingtaine d’années) sont relativement récentes ?
… Tout simplement parce que si le mot résumant le concept est bien japonais, ceux-ci n’ont pas inventé le concept en question. La littérature jeunesse l’utilise et le recycle ad nauseam depuis bien longtemps, mais genre longtemps, c’est à dire avant même la naissance de votre grand-mère. En fait, de nombreux classiques de la littérature peuvent même être considérés comme les précurseurs de l’isekai…
Si le cas Alice au pays des merveilles est un peu particulier, l’héroïne ne se rendant pas réellement dans un autre monde, le voyage et le dépaysement qui lui est associé n’en restent pas moins le sujet du livre. Dès lors, si des mondes virtuels comme ceux de .hack, Overlord ou Sword Art Online ne posent pas problème, le monde onirique d’Alice en fait l’un des plus vieux précurseurs occidentaux de l’isekai tel qu’il est défini.
En 1900, c’est un autre grand classique de la littérature jeunesse qui voit le jour : Le Magicien d’Oz, dont l’auteur souhaitait dépoussiérer le genre du conte en lui ôtant la couche de morale des contes européens traditionnels afin de n’y laisser que le dépaysement et l’aventure. La jeune Dorothy, emportée par une tornade, voyage dans un pays extraordinaire teinté de magie et s’y fait des amis, avant de rentrer chez elle.
Peu après (en 1904), a suivi Peter Pan et son pays imaginaire où une fratrie londonienne tout ce qu’il y a de plus ordinaire se retrouve transportée. Pirates, indiens et sirènes se disputent un territoire où le temps n’a pas de prise… L’œuvre laissera, à son tour, une empreinte considérable dans le domaine de la littérature jeunesse et même de la littérature tout court, continuant aujourd’hui encore d’inspirer les artistes, qu’il s’agisse de sa suite cinématographique Hook (qui existe aussi en livre d’ailleurs) ou des plus récentes suites spirituelles L’île de Peter d’Alex Nikolavitch ou Moi, Peter Pan de Michael Roch.
En 1950 apparaît un autre classique : le premier tome de Narnia, où là encore des enfants tout à fait ordinaires se retrouvent dans un monde de fantasy merveilleux, auquel l’on accède par une armoire magique. Et tant pis si le tout est blindé de métaphores chrétiennes tout sauf subtiles (et même sacrément indigestes).
Bref, le concept de l’isekai ne date pas d’hier, mais la littérature vouée à faire rêver son lectorat non plus : en 1881, L’île au trésor expédiait déjà un adolescent ordinaire vivre de trépidantes aventures au bout du monde tout en affrontant de dangereux pirates. Une littérature jeunesse d’ailleurs longtemps honnie par les adultes, parce que, vous comprenez, toutes ces aventures, ça ne fait pas sérieux. Aujourd’hui encore, le genre souffre de pas mal de préjugés (j’en ai d’ailleurs déjà parlé longuement >là<).
Mais si depuis, les japonais se sont emparés du genre et se le sont approprié, l’adaptant à leur vision et le faisant obéir à de nouveaux codes, qu’en est-il de l’isekai « à l’occidentale » ?
Eh bien, il n’a pas disparu, loin de là.
Souvenez-vous, il y a une vingtaine d’années, le film Jumanji marquait toute une génération. Son héros y était expédié dans un monde parallèle au travers d’une boîte de jeu de société et y restait coincé des années, avant d’être recraché à son point de départ. Du monde où il avait séjourné, nous ne découvrions que ce qui sortait de la boîte du jeu ; mais une série animée puis une suite cinématographique en 2018 lèveront le mystère.
Bref, encore aujourd’hui, le voyage dans des mondes parallèles n’a pas fini de faire rêver.
La littérature jeunesse continue à puiser dans le concept, avec des séries récentes comme Les Entremondes (Lumen, 2018) ou L’Auberge entre les mondes (Flammarion, 2017) où l’idée de la bonne vieille armoire magique de Narnia n’a pas pris une ride. Dans La Carte des Mille Mondes (Bayard, 2016), même pas besoin de maison : c’est le monde parallèle qui vient chercher l’héroïne.
Les poncifs si souvent reprochés à « l’isekai à la japonaise » sont aussi présents dans la version occidentale : dans les Chroniques du Marais qui pue (Milan, 2005), Jean-Michel (oui oui, JEAN-MICHEL) est invoqué dans un autre monde par un magicien qui n’a de sage que le nom. Dans Voyage extraordinaire au royaume des 7 Tours (Plon,2006), Thédric choisit sciemment sa destination imaginaire, de la même façon que les héros d’isekai japonais leur univers de jeu vidéo. Et dans La maison des secrets (PKJ, 2018), c’est une sorcière qui expédie la fratrie Walker dans un monde qu’elle a créé à partir de trois livres différents.
Mais s’il nourrit toujours la littérature jeunesse, le voyage dans les autres mondes n’est désormais plus l’apanage de celle-ci. Des auteurs comme Tolkien, Robert E.Howard ou Lovecraft ont entretemps popularisé les littératures de l’imaginaire pour adultes… aussi n’est-il pas surprenant d’y trouver quelques « isekai occidentaux ».
The 10th Kingdom (Haper Collins, 2000), adaptation en roman d’une série télévisée, voit une jeune serveuse ordinaire expédiée dans le monde des contes de fées. Une série qui a marqué son époque et possède encore aujourd’hui une solide fanbase !
Le cadre des contes de fées est repris dans Les contes inachevés (MxM Bookmark, 2017), où l’héroïne se retrouve piégée dans le corps d’une des vilaines belles-sœurs de Cendrillon.
Memory’s Wake (La trilogie du Voile en VF, éditions du Chat Noir, 2016) voit une jeune femme amnésique se réveiller dans un monde qui lui est inconnu.
Enfin, Arcadia (Bragelonne, 2014) renoue avec l’onirisme d’Alice au Pays des Merveilles… tout en pouvant être lié aux isekai tensei, basés sur la réincarnation dans un autre monde !
Et donc, cracher sur l’isekai en général, c’est nier l’importance de tout un pan de l’histoire des littératures de l’imaginaire. Oui, les japonais ont revu le concept à leur sauce, lui faisant prendre une direction complètement différente de celle, finalement assez rectiligne, que le genre a suivi en occident. Logique, chaque auteur ayant sa patte, ses idées et surtout sa propre culture. L’isekai pour lequel le mot a été inventé pioche d’ailleurs autant sa source dans la fantasy occidentale que dans les récits mythiques de la création du Japon.
Dès lors, à moins de cracher autant sur Le magicien d’Oz que Sword Art Online, il n’apparaît pas pertinent de dire que « l’isekai, c’est de la merde ». On a le droit de penser ce que l’on veut des deux œuvres en question, mais pourquoi cibler particlièrement l’isekai japonais, alors que les thèmes abordés ou les ficelles scénaristiques se retrouvent quasiment à l’identique dans la production littéraire imaginaire occidentale ?
Bref, on a le droit d’être fâché avec le concept de voyage dans un autre monde, on a le droit d’invoquer le manque d’originalité des scenarii, mais quoi de plus normal pour un genre usé jusqu’à la corde depuis plus d’un siècle ? C’est pareil partout, que ce soit en romance, en polar ou en heroic-fantasy. « L’originalité » est une denrée rare et qui, hormis les précurseurs, peut se targuer d’avoir inventé l’eau chaude ; de n’avoir aucune influence ? Plus un genre littéraire est codifié, moins il est étonnant d’y retrouver des éléments redondants (et non, je ne parle pas de fenouil).
En conclusion, peut-être que les voyages dans un autre monde commencent à lasser. Peut-être que la production japonaise, très importante, contribue à donner un sentiment de ras-le-bol. Peut-être que le niveau de certaines des œuvres en question n’aide clairement pas (oui, Re:Zero, je parle de toi), mais dans ce cas, le genre en lui-même n’est pas en cause. Mais une chose est sûre : tout le monde aime encore rêver d’autres mondes, et ce n’est pas près de s’arrêter.
Illustration par Sarara182 sur deviantArt
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